lundi 23 août 2010

I Labellisation et orientation du débat


Lorsqu’un acte est commis, il existe plusieurs façons de définir la situation qui en résulte, explique Tannenbaum, dans The Dramatization of Evil (1938), qui ajoute que cette définition est construite au fil du temps et renforcée par l’interaction avec les autres. L’Affaire Trafigura est un exemple classique de l’importance des labels dans ce débat qui opposera d’un côté, le lanceur d’alerte courageux et des internautes outragés, et de l’autre, l’entrepreneur sans scrupules et ses avocats véreux.

A -  The whistleblower and the shrewd businessman

Préparé  par John Minton, du cabinet de consultants scientifiques Minton, Trehame & Davies Ltd, à Londres, le rapport Minton informe sur «  le lavage caustique de l’essence et, plus spécialement, la nature des mercaptans, la toxicité de telles opérations de lavage, la bonne méthode de destruction et les impacts des déchets sur l’environnement de la santé ». Après les précautions d’usage sur le caractère partiel des informations disponibles, M. Minton procède à une « discussion technique » de l’opération de raffinement pratiqué sur le Probo Koala, puis « donne des informations sur les éléments à risques et que l'on peut s'attendre à trouver dans les résidus (slops) [ainsi] produits ». Il précise que même si les niveaux de concentration de ces composants sont inconnus, les calculs effectués « tiennent la route ». A près avoir conclu à la présence de fortes concentrations de  composés sulfureux nocifs (4.9) dans les résidus déchargés à Abidjan, M. Minton précise :

5.3 The high number of reported casualties suggests that, unless the waste tips are frequented by large numbers of people, the extensive presence of gaseous pollutants as the cause. This is clearly consistent with there having been a significant release of hydrogen sulphide gas. This would cause effects ranging from serious respiratory eye problems at high concentrations near the source through to discomfort and nausea about the unpleasant smell in areas further from the source where the gas plume is more diffuse. These are the precise effects reported in this incident and we conclude hydrogen sulphide release to have been the likely cause.[1]

Dix jours, plus tard, le 24 septembre 2006, la Trafigura annonçait dans un communiqué que, d’après les rapports d’experts indépendants,  « la cause de la tragédie n'a pas été établie ».
Cette section établit le contexte de l’Affaire Trafigura et en identifie les principaux enjeux, soit l’utilisation du système juridique britannique par les avocats d’une firme de courtage pétrolier pour cacher des détails embarrassants.  

1)  Une firme coutumière des scandales

La multinationale suisse n’en est pas à son premier scandale. Depuis sa création en 1993 par les Français Claude Dauphin et Eric de Turckheim, elle s’est trouvée impliquée dans plusieurs affaires, surtout en Afrique, dont une liste non-exhaustive est fournie à l’Annexe 4. Formés à l’école du très controversé homme d’affaires Marc Rich[2], ses fondateurs ont gardé de leur mentor le goût de la discrétion et des règlements hors cours. M. Dauphin, qui sur la quatrième de couverture de son Guide vraiment pratique des paradis fiscaux (Editions Générales first, 1999) parle de ces derniers comme « [un endroit] où tout est permis sans que rien ne soit illégal», a su faire profiter l’organisation de Trafigura du meilleur du droit des affaires sur toute la planète. Comme WikiLeaks, pour la liberté d’expression, les opérations de Trafigura sont diversifiées selon les lois en vigueur dans les pays où elle s’est implantée. Si son siège social est à Lucerne (Suisse), son centre opérationnel est à Londres et son adresse fiscale à Amsterdam. Quant au holding qui détient ses actions, il est à Malte, alors que les parts du personnel sont dans un trust basé à Jersey. Cette répartition en réseau explique sans doute le fait que, avant l’Affaire Trafigura, presque personne en dehors du milieu pétrolier ne connaissait le groupe qui est pourtant l’un des premiers dans le courtage des matières premières.

C’est ainsi que, suite au déversement des déchets toxiques, le gouvernement ivoirien, visiblement au courant des « habitudes » de la compagnie, s’empressa d’écrouer les responsables de Trafigura à la maison d'arrêt d'Abidjan pour « empoisonnement et infraction à la législation sur les déchets ». Ils y sont restés cinq mois … jusqu’à ce que la compagnie accepte de payer  100 milliards de Francs CFA (environ 150 millions d’euros) contre la garantie du gouvernement de « [faire] son affaire de toute réclamation au titre des événements ». Dans le Protocole d’accord signé entre la compagnie et l’Etat ivoirien, le 13 février 2007, soit un jour avant la libération de MM Claude Dauphin, Pierre Valentini (directeur pour l’Afrique de l’Ouest) et N’Zi Kablan (administrateur général de Puma Energy, filiale locale), la Côte d’Ivoire se désiste « formellement de l’action en responsabilité et en dommages et intérêts actuellement pendante devant la première chambre du Tribunal de première instance d’ABIDJAN PLATEAU et de sa constitution de partie civile devant les juridictions d’instruction dans les poursuites engagées contre les Parties Trafigura ». 

Un jour plus tôt, le 12 février, France 2 diffusait le numéro «Déchets toxiques : la bombe écologique» du magazine Complément d'enquête,  une vidéo d’Eric de Turckheim avouant, ne sachant pas qu'il est filmé, que « si le Probo Koala avait vidé ses cuves en pleine mer, on n'aurait jamais entendu parler de Trafigura dans cette affaire ». Cet aveu remet en cause la position officielle de l’ignorance adoptée par la compagnie de courtage pétrolier qui s’est toujours refusée à reconnaitre sa responsabilité dans les événements de l’automne 2006. Il s’ajoute aux échanges de courriels entre les protagonistes, compilés par l’association Sherpa  dans son Rapport définitif au mois de novembre 2006, et la chronologie précédemment établie,  pour désigner Trafigura comme le principal responsable du déversement des déchets à Abidjan.

Au début du mois de février, un avocat britannique est autorisé à commencer un recours collectif au nom des milliers de personnes qui s’estiment victimes de la catastrophe de l’automne 2006. Selon les associations de défense de l’environnement intéressées à l’affaire, ce protocole est assimilable à une transaction au sens de l’article 2044 du code civil ivoirien qui la définit comme « un contrat par lequel les parties terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître ». Les victimes, une dizaine de morts, quelques soixante hospitalisés et environ sept mille intoxiqués, n’étant pas signataires du protocole, ce dernier n’influe donc pas sur la plainte portée devant la justice londonienne.

2)  Une destination privilégiée du « tourisme de la diffamation » 

Londres est mondialement connu comme la destination préférée des « libel tourists », pour son approche pro-plaignant et sa promptitude à accepter les cas où les demandeurs et les défendeurs ont la connexion la plus périphérique et la plus ténue avec le Royaume Uni (Bell 2008). Bell cite les cas du cinéaste américain Roman Polanski, du Saoudien irlandais Khalid Bin Mahfouz, du Russe Boriz Berezovsky  et de l’Ukrainien Rinat Akhmetov qui ont tous gagné leurs procès en diffamation contre des journaux et des magazines grâce à la législation britannique. En effet, toute personne qui publie une déclaration sur Internet ou sous toute autre forme écrite pouvant être accessible en Angleterre risque de se retrouver avec une poursuite en diffamation devant une cour anglaise. Avec pour résultat pratique, une réduction de la liberté de la presse dans le monde entier, du fait de l’extrême rigueur de l’approche anglaise de la diffamation.

Autre avantage majeur pour le plaignant, c’est au défendeur de prouver la véracité de la déclaration ainsi contestée. Aussi, est-il particulièrement intéressant pour le premier d’utiliser les tribunaux de l’Angleterre (et du pays de Galle) au lieu de juridictions où les personnes accusées de diffamation disposent de plus vastes moyens de défense comme les Etats-Unis d’Amérique ou d’autres pays de l’Union Européenne. Ce « libel tourism », terme inventé par Geoffrey Robertson du Queen’s Council pour décrire cette forme particulière de forum shopping, n’est toutefois pas resté sans opposition. Les Etats-Unis et l’Union Européenne ont tous les deux tenté et/ou menacé de prendre des lois visant à limiter cette pratique.

Aux Etats-Unis, la victime de « diffamation » doit prouver que la déclaration ainsi incriminée est fausse, nuisible à sa réputation et accompagnée d’une « véritable malice ». La loi anglaise, elle, permet à un plaignant de gagner son procès en diffamation même si la déclaration contestée est véridique, la législation sur la diffamation demandant seulement au plaignant de prouver que la publication de celle-ci a nui à sa réputation. Le 13 février 2008, la banque islandaise Kaupthing a ainsi pu réussir à obtenir du journal danois Ekstra Bladet et de son site web, www.ekstrabladet.dk, qu’elle s’excuse publiquement d’avoir publié des informations potentiellement trompeuses sur les activités de la banque qui seront pourtant confirmées par la wikifuite du 30 juillet 2009 et celles qui ont suivies.

Les articles, publiés en danois et en anglais, ont été téléchargés par des lecteurs en Angleterre et au pays de Galle, ce qui permit à la justice londonienne de se déclarer compétente et obligea le journal, qui a perdu le procès, à  payer les coûts légaux et des dommages substantiels à la banque. Que Trafigura choisisse Londres pour le recours collectif des victimes ivoiriennes est donc tout sauf inattendu. Elle s’assure ainsi le silence de la presse afin de pouvoir continuer à rejeter toute responsabilité dans l’affaire.

3)  Un journaliste astucieux

Alan Charles Rusbridger est un citoyen anglais né en décembre 1953, en Rhodésie du Nord (aujourd’hui, Zambie). Editeur du Guardian depuis 1995, il doit connaitre très bien le « libel tourism » pour avoir du défendre son journal plusieurs fois dans des procès en diffamation. L’un d’entre eux, celui du député conservateur Jonathan Aitken vaudra au Guardian le titre de journal de l’année 1998 pour avoir « débrouillé un tissu de mensonges » autour des rapports du parlementaire avec les Saoudiens. Aussi, semble-t-il presque banal que, lorsque le 11 septembre 2009, la firme Carter Ruck, un cabinet londonien spécialiste en diffamation employé par Trafigura, réussit à obtenir d’urgence une super-injonction pour empêcher son journal de publier les détails du rapport Minton, M. Rusbridger ait trouvé un moyen de passer outre l’interdiction. Ce dernier n’ayant pas répondu à notre demande d’entretien, nous nous sommes reportées sur ses articles et ses interventions sur l’affaire. Nous les avons ensuite croisés avec d’autres sources dont M. Assange, les nombreux articles de journaux sur le sujet et les commentaires des internautes.

La super-injonction désigne, en Angleterre et au Pays de Galle, une nouvelle forme d’injonction dont l’existence même est déclarée secrète. Récemment, ce système a permis au golfeur américain Tiger Woods (11 décembre 2009)  et au footballeur anglais John Terry (29 janvier 2010) d’empêcher la publication des détails de leurs multiples infidélités par la presse people … avec le succès que l’on sait. Une issue que l’on doit sans doute situer dans la suite de l’outrage causé par l’Affaire Trafigura, premier cas de super-injonction à bénéficier d’une couverture médiatique globale.

Dans The Mutualized Future is Bright (2010), l’éditeur du Guardian explique comment, pour la première fois dans l’histoire du journal, « un obstacle juridique … a empêché The Guardian de signaler quelque chose qui s’était passé au Parlement ». Ce quelque chose, c’est une question écrite de Paul Farrelly, député travailliste et journaliste, demandant au Secrétaire d’Etat à la justice, M. John Whitaker (Jack) Straw:

[…] what assessment he has made of the effectiveness of legislation to protect (a) whistleblowers and (b) press freedom following the injunctions obtained in the High Court by (i) Barclays and Freshfields solicitors on 19 March 2009 on the publication of internal Barclays reports documenting alleged tax avoidance schemes and (ii) Trafigura and Carter-Ruck solicitors on 11 September 2009 on the publication of the Minton report on the alleged dumping of toxic waste in the Ivory Coast, commissioned by Trafigura.".[3]

Avec cette question, le député a tenté de mettre fin à cette pratique étrangement kafkaïenne en soulevant la question au Parlement où il est légalement protégé par le privilège parlementaire. Ce qui aurait du permettre au Guardian de contourner la super-injonction mais Carter Ruck l’avertit que l’interdiction est maintenue. Frustré, Rusbridger, décidé à contester la décision en cours, laisse à ses lecteurs, avant de rentrer chez lui, l’énigme suivante :

Today's published Commons order papers contain a question to be answered by a minister later this week. The Guardian is prevented from identifying the MP who has asked the question, what the question is, which minister might answer it, or where the question is to be found.
The Guardian is also forbidden from telling its readers why the paper is prevented – for the first time in memory – from reporting parliament. Legal obstacles, which cannot be identified, involve proceedings, which cannot be mentioned, on behalf of a client who must remain secret.
The only fact the Guardian can report is that the case involves the London solicitors Carter-Ruck, who specialise in suing the media for clients, who include individuals or global corporations.

Quarante-cinq minutes plus tard, il posta de l’ordinateur d’un restaurant, le tweet de 104 caractères qui allait faire de Trafigura la nouvelle victime de l’effet Streisand, réduisant à néant les efforts de Carter Ruck pour cacher le comportement peu éthique des ses clients.


[1] C’est nous qui soulignons à chaque fois.
[2] Marc Rich (Marc David Reich) est un des principaux promoteurs du mécanisme des préfinancements pétroliers permettant aux pays africains de s'endetter sur leurs futurs revenus pétroliers et est célèbre,  entre autres, pour avoir été gracié par le président américain Bill Clinton le dernier jour du mandat de celui-ci. Sur Claude Dauphin et l’organisation de Trafigura, lire « L'étonnant parcours du patron de Trafigura », Le Monde, 29 septembre 2006.
[3] Hansard Commons, 12 octobre 2009, Question 293013. Une transcription du débat faisant suite à la décision du juge d’étendre la super-injonction à la question du député Farelly est accessible au : http://www.publications.parliament.uk/pa/cm200809/cmhansrd/cm091013/debtext/91013-0004.htm. Sont aussi disponibles, sur le site du Parlement anglais, les interventions d’Alan Rusbridger et de Ian Hislop, du magazine Private Eye, devant un comité spécial, sur les menaces des injonctions pour le journalisme d’investigation au : http://www.publications.parliament.uk/pa/cm200809/cmselect/cmcumeds/uc275-ix/uc27502.htm.

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