vendredi 20 août 2010

II Militantisme global et déficit démocratique (suite)

En mettant en avant la nature rhétorique de l’espace public, Hauser (1998, 1999) dépasse les critiques de l’espace public bourgeois d’Habermas qui dénoncent son caractère peu inclusif (critique marxiste), dénoncent dans son rationalisme universel une hétéronormativité occidentale (critique féministe) et postulent l’existence de contre-publics (Warner 1992, Fraser 1992). Ce faisant, il élimine le besoin d’une analyse des tensions entre ces différents espaces publics. Pour Hauser (1998 :92), l’espace public est formé par un groupe d’individus intéressés, engagés dans un dialogue « vernaculaire » autour d’une question donnée. L’espace public rhétorique ainsi formé ne se construit pas nécessairement autour d’un dialogue ordonné mais par les interactions par lesquelles les publics intéressés se connectent les uns aux autres.

Cette interaction, qui peut se faire par le biais d’acteurs institutionnels ou non, permet à la discussion de se reproduire chez tous les publics intéressés ; ce, « even though we lack personal acquaintance with all but a few of its participants and are seldom in contexts where we and they directly interact, we join these exchanges because they are discussing the same matters » (Hauser 1999:64). De par sa structure ubiquiste et réticulaire, Internet facilite ce genre d’échanges continus autour de sujets communs. Ayant rendu obsolète la déconnexion habituelle entre l’espace et le temps (Castells 2002), il offre des avantages inégalés à la participation citoyenne et  la mobilisation sociale.

Après avoir montré l’intérêt de cette étude pour la recherche en relations internationales, cette section portera plus précisément sur le caractère planétaire et global du dialogue que permettent ces nouvelles formes de communication.

1)  Un sujet d’étude d’un intérêt certain pour la recherche

Dans New Media and Internet Activism, Khan et Kellner (2004: 93) posent que le développement des nouveaux médias dans la technoculture permet de reconfigurer de la politique et de la culture et de (re)focaliser la politique sur la vie quotidienne. Ils citent l’émergence, à l’été 2003 de foules éclair (flash mobs), dans les grandes villes du monde, comme un exemple de cette reconfiguration culturelle, politique et sociale par leurs contestations et leur mise de côté temporaire des normes sociales en vigueur. Organisées par courriels, par message texte (SMS) ou sur des sites du Web 2.0, ces manifestations d’un genre particulier sont coordonnées par GPS et autour d’actions spécifiques. L’Internet est ainsi utilisé pour exprimer, avec le reste de la communauté globale, une désapprobation ou un dégoût général, pour faire changer l’agenda des entreprises, protester contre le militarisme ou tout simplement pour encourager l’analyse critique des médias, le débat, et de nouvelles formes de communautés journalistiques. Khan et Kellner y voient une révolution qui, dans une large mesure, constitue une transformation radicale de la vie quotidienne, qui est un peu le passage du monde imprimé au monde digital. Les cafés, les salons et les journaux d’hier, identifiés par Habermas ([1989] 1962) comme les leviers de l’ordre social, se retrouvent dans les cyber-cafés, les forums et les blogs d’aujourd’hui.

La Galaxie Internet (2002 :172) du professeur Castells décrit ce cyberespace devenu « une agora électronique planétaire où, dans toute sa diversité, l’insatisfaction humaine explose en une véritable cacophonie ». Cette insatisfaction générale, cristallisée dans le double déficit démocratique des sociétés modernes, semble avoir trouvé un catalyseur dans les événements du 11 septembre, à la suite desquels les activités politiques sur Internet auraient augmenté de façon significative  (Khan et Kellner 2004 : 88). Ce qui suggère une adéquation à la mobilisation sociale (Tarrow 1998; Markoff 1996) de l’époque post-11 septembre. Une hypothèse qui parait validée par la multiplication, au cours de la décennie, des recherches sur la capacité des espaces en ligne à raviver un espace public, agonistique, partisan et « vernaculaire ». 
Craig Calhoun (2004 :249) invite la recherche à s’orienter vers les implications des nouveaux médias pour l’espace public global. Certains chercheurs, comme Diana Carlin et al. (2005), Victor Pickard (2006), Steffen Albrecht (2006) Barbara Warnick (2007) et John Pasek et al. (2009), commencent à envisager la capacité du cyberespace à faire avancer le  débat critique et la prise de décision, s’interrogeant sur les implications d’un tel potentiel pour le militantisme et la délibération. D’autres, Joseph W. Roberts (2009), Becky Lentz (2010), étudient l’utilisation d’Internet par des mouvements séduits par la possibilité qui leur est ainsi offerte d’atteindre rapidement et à faible coût des publics sympathiques à leur cause, tout en amplifiant leur action par l’interconnexion des réseaux. Des organisations militantes comme Involve (2006) en Angleterre et le Personal Democracy Forum (2009) aux Etats-Unis se sont intéressées à l’Internet comme moyen de reconnexion de l’Etat et du peuple, alors que des organisations (inter)gouvernementales comme l’Union Européenne, dans le cadre de son programme de développement de la société de l’information européenne, le i2010[1], étudient la démocratie participative électronique comme moyen de pallier le déficit démocratique actuel.

La majorité de ces recherches se sont focalisés sur des sites résolument politiques comme Moveon.org ou Indymedia. Quelques chercheurs, dont Matthew Barton (2005), commencent à comprendre la nécessité d’une évaluation des potentialités politiques de sites « neutres » pour la pratique discursive. Par exemple, les réseaux sociaux comme Youtube, Facebook et Twitter n’ont pas d’agenda politique mais les individus qui s’y connectent pour échanger des informations, ainsi que leurs perspectives, peuvent chercher à influencer l’opinion publique et, par là, présenter un contrepoids aux gouvernements et autres systèmes de pouvoir.
Aucune recherche, à notre connaissance, n’a lié les deux aspects sus-identifiés, soit l’utilisation de ces sites « neutres » – les médias participatifs – par des sites partisans – (cyber)militants –  comme autant d’espaces publics interconnectés où faire connaitre leur cause, recruter des membres et obtenir le support nécessaire à l’atteinte de leurs objectifs.  En s’intéressant à cette relation, nous espérons, par ce travail, arriver à en identifier le(s) principe(s), les mécanismes de base et les dynamiques de longue durée.  Nous comptons ainsi arriver à pénétrer cet univers quelque peu négligé, afin de lever certaines confusions et idées reçues.

2)  Un forum d’envergure planétaire

La toute première de ces idées préconçues est sans doute l’idée, quelque peu romantique, d’un Internet favorisant l’underdog. Il n’y a rien ni dans la structure, ni dans le fonctionnement du réseau qui confère à celui-ci un avantage inhérent contre le big dog. Ce que permet Internet c’est la participation de tous, quels qu’ils soient, au dialogue global, contrairement aux médias de masse, centralisés et moins aisément accessibles.

Deuxièmement, si les internautes occidentaux étaient largement majoritaires au début du World Wide Web dans les années 90 –  en 1996, deux tiers des utilisateurs d’Internet étaient aux Etats-Unis – la décennie suivante a vu un changement majeur dans la configuration globale du public internaute grâce à une croissance rapide des taux de pénétration dans le reste du monde. Actuellement, l’Asie compte plus de 40% de la population mondiale d’internautes dont 19% en Chine seulement. Même le continent africain, bon dernier, avec moins de 4% des utilisateurs, accuse à 1392.40%, la plus forte croissance des années 2000-2009 (InternetWorldStats.com).

Troisièmement, loin de représenter une « menace pour le lien social » (Etzioni et Etzioni 1999, Breton 2000), Internet semble au contraire favorable aux échanges entre ses utilisateurs. Selon le rapport Data Passport de Comscore, pour le premier trimestre de 2010, deux sur trois utilisateurs a visité un site de réseau social en décembre 2009 et plus de 30% du temps passé sur le Web y est dédié (voir Tableau 2 ci-dessous). A titre de comparaison – quatrième idée préconçue – seulement 3.1% du temps en ligne est consacré au commerce électronique.



Monde
Asie Pacifique
Europe
Amérique du Nord
Moyen-Orient Afrique
Amérique latine
Messagerie instantanée
12.3%
7.4%
14.1%
5.6%
29.3%
26.5%
Réseaux sociaux
12.0%
7.8%
16.1%
11.5%
10.8%
15.6%
Loisir
9.9%
10.7%
9.2%
10.9%
7.0%
9.9%
Courriel
7.1%
4.4%
5.2%
12.3%
7.8%
8.5%
Jeux
3.9%
2.9%
4.3%
4.7%
4.5%
3.4%
Commerce
3.1%
3.6%
2.7%
4.4%
0.5%
1.6%
Nouvelles/Informations
2.7%
2.4%
2.8%
3.6%
1.4%
1.4%
Affaires/Finances
1.6%
1.9%
1.3%
2.2%
0.4%
0.7%
Sport
1.2%
0.8%
1.1%
2.0%
1.2%
0.6%
Voyage
0.5%
0.4%
0.6%
0.6%
0.3%
0.2%
Tableau 2 : Pourcentage d’utilisation du temps passé en ligne par catégories clés.
Source : comScore 2010

Enfin, ainsi que le laissait déjà deviner les pourcentages particulièrement élevés de l’utilisation des sites et logiciels de orientés vers la communication en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Afrique, les réseaux sociaux ne sont pas dominés par des utilisateurs occidentaux mais présentent une image diversifiée de l’Internet global. Sur Facebook qui, avec plus de 400 millions d’utilisateurs et une pénétration globale de 38.3%, est le site de réseau social le plus populaire au monde, des dix pays les plus connectés, les 8 premiers sont des pays émergents et affichent des taux supérieurs à 80%.

De tout ce qui précède émerge l’image d’un espace de communication ouvert à tous, où les citoyens de toute la planète peuvent se réunir et échanger leurs idées. En tant que tel, le cyberespace offre un terreau intéressant à la mobilisation sociale. Reste, toutefois, la question de l’efficacité d’une telle utilisation de ces espaces publics d’un nouveau genre.

3)  Des espaces publics effectifs

Hauser identifie trois caractéristiques principales de l’espace public rhétorique:
1.      un espace basé sur l’échange et le dialogue et non des logiques de classes;
2.      des normes issues de ce dialogue et non imposée au nom d’une prétendue raison universelle; et 
3.      des fragments intermédiaires du dialogue se rejoignant plus tard dans la discussion (Hauser 1999 :61-62).

Le rôle d’un espace public serait donc d’offrir à la société civile – dans son acception anglo-saxonne qui l’oppose au gouvernement et au secteur privé – un forum où débattre, discuter et échanger des informations. Agora planétaire, Internet représente une chance de renouveau de l’espace public miné par le déclin de l’engagement citoyen. Accéléré par le contrôle des médias de masse par les Etats et les grandes entreprises, c’est un déficit que pourrait combler l’auto-communication de masse sur le Réseau (Castells 2007).
S’il est possible que les tentatives de contrôle des Etats et des entreprises représentent un danger pour la démocratie dans le cyberespace, il est sans doute inexact de présenter l’Internet comme « perdant progressivement ses caractéristiques démocratiques et devenant de plus en plus comme nos journaux et nos télévisions, contrôlés par le haut par de puissantes multinationales, demandant une passivité totale des consommateurs » (Barton 2005 :177). En passant de la communication de un à plusieurs, à la communication de plusieurs à plusieurs, Internet offre à la société civile (globale) et à ses militants un espace où tous peuvent se faire entendre, défendre leurs points de vue, des caractéristiques essentiels d’un espace démocratique.

C’est de la démocratie dans son acception primaire d’un homme une voix qu’il s’agit ici et non de la démocratie représentative de la règle de la majorité. Tous ceux qui peuvent se connecter en ligne peuvent y interagir à un coût négligeable et sans le contrôle qui existe dans les médias de masse. Il n’y existe pas d’intérêt général limitant les actions des uns, la seule censure vient des limites techniques de chacun et/ou de l’autocensure.

Quant à l’utilisation de l’Internet par les Etats ou les multinationales pour contrôler leurs citoyens et consommateurs, elle n’est pas intrinsèquement différente de celle du cybercriminel contrôlant les ordinateurs de ses victimes – environ 148 000 ordinateurs zombies sont créés par jour (Google Trends 2010) – prouvant l’excellente capacité de distribution et de contrôle des données de l’outil informatique, quel que soit celui qui l’utilise. De même, les menaces informatiques, « lignes de faille émergentes de l’Etat-Nation » (Brenner 2009), peuvent provenir autant d’un État asiatique, d’une multinationale européenne, d’un e-mercenaire russe ou d’un militant activiste américain, puisque ni l’utilisation des hackers ni les techniques de la cyberguerre ne sont limitées à des acteurs particuliers.

Si l’on excepte le contrôle de l’accès à l’Internet, c’est-à-dire la possibilité de s’y connecter, les Etats et les grandes entreprises sont aussi incapables de contrôler le réseau que le citoyen moyen  – ainsi que nous le verrons plus loin, en I.I - B - 1). D’où un espace public libre, égalitariste et ouvert au débat. Hauser identifie cinq normes rhétoriques permettant d’évaluer l’effectivité d’un espace public :

1.      Des frontières perméables, soit la possibilité pour des non-membres de participer à la discussion ;
2.      Un caractère actif, soit une participation effective des publics concernés aux échanges entre eux et avec les autres publics.
3.      Un langage adapté au contexte, soit l’exigence faite aux participants d’adhérer à certaines règles rhétoriques pour faciliter l’intelligibilité des expériences respectives des uns et des autres.
4.      Une apparence qui inspire la confiance tant aux participants qu’au public extérieur et
5.      La tolérance de façon à maintenir un discours vibrant où les opinions des autres sont autorisées à (Hauser 79 :80)

Le Tableau 3 ci-dessous évalue les quatre sites participatifs les plus populaires selon ces cinq critères. Une échelle de 1 à 4[2] – 1 : Faible, 2 : Moyenne, 3 : Grande, 4 : Elevée – mesure le niveau d’adhésion des sites à chacun des critères retenus par Hauser. La dernière ligne propose une moyenne des sites ainsi évalués. 


Perméabilité
Activité
Intelligibilité
Confiance
Tolérance
Youtube
4
4
2
1
4
Facebook
3
4
4
4
3
MySpace
3
4
3
2
3
Twitter
4
4
3
2
4
Tous
3.5
4
3
2.25
3.5
Tableau 3 : Evaluation de l’effectivité de Youtube, Facebook, MySpace et Twitter comme espaces publics rhétoriques

Des résultats qui s’accordent avec les études sur la richesse des médias participatifs et leur capacité à faciliter la diffusion d’un message, que multiplie leur interconnexion (Kaplan et Haenlein 2010), dèjà confirmées par la montée de l’Internet citoyen au cours de la dernière décennie (Khan et Kellner 2004) et exemplifiés par l’Affaire Trafigura.


[1] Une description du programme, de ses enjeux et de ses objectifs est disponible en ligne au http://europa.eu/legislation_summaries/information_society/l24226j_en.htm. Dernière consultation: 31 mai 2010.
[2] Estimation basée sur la perception de ces sites par leurs utilisateurs et par des observateurs extérieurs, une analyse des accords de confidentialité et la facilité d’accès aux données.
La note pour la perméabilité est accordée en fonction de la facilité pour l’internaute de rejoindre le site et d’avoir accès aux discussions des autres utilisateurs.
La note d’activité fait référence au degré de participation sur le site : 50 millions de tweets (hors spam) par jour pour Twitter, un milliard de vidéos visionnées par jour sur Youtube, 8 milliards de minutes  passées et plus d’un milliard de chat sur Facebook par jour (Source : ReadWriteWeb.com).
La note d’intelligibilité s’est basée sur les règles de convivialité de chaque site.
Les deux dernières notes de confiance et de tolérance ont été obtenues après des observations des débats sur les sites concernés et se basent donc sur un échantillon possiblement peu représentatif, mais elles concordent avec les sentiments des utilisateurs. La section commentaires de Youtube est célèbre partout dans le cyberespace pour son inanité. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire