mercredi 25 août 2010

II. De la panique morale au contrôle social

En offrant à la société civile globale, et surtout aux entrepreneurs moraux, sa propre agence de renseignements, WikiLeaks comble un manque cruel de l’activité militante qui, pour poursuivre ses objectifs, a souvent besoin d’avoir accès à des informations plus ou moins restreintes. Cette émergence du renseignement militant, à la suite des Etats et des entreprises forcent à envisager avec Becker (1973) et Castells (2007) un éventuel changement dans la dynamique de puissance et avec lui, une redéfinition de la société globale.

A -  L’émergence du renseignement militant

En sociologie et en politique, le contrôle social fait référence aux mécanismes et aux processus visant à faire accepter les normes. Les techniques et stratégies ainsi utilisées ont pour but d’empêcher et/ou de limiter les comportements déviants dans la société. Elles amènent à leur suite conformité et obédience qui sont autant de signes de respect de l’autorité et du pouvoir. Le contrôle social peut être : 1) interne ou externe – par l’internalisation des normes et les sanctions externes, 2) formel ou informel. Dans tous les cas, il témoigne du passage de la déviance à la régulation, de l’entreprise morale au pouvoir social (ou politique).

Source principale, avec les multinationales, des changements de la politique globale (Willets 2008), l’entreprise morale globale (des ONG et des militants) évolue aujourd’hui dans un monde où les différences traditionnelles entre la high et la low politics s’estompent et où sa recherche d’influence sur les événements mondiaux et le changement du comportement des Etats et des grandes entreprises peut se faire de façon de plus en plus ambitieuse. Toutefois, pour atteindre ses objectifs, il lui faut une grande capacité de renseignements, susceptible de l’aider à trouver les preuves justifiant les paniques morales créées autour des causes retenues.

Dans Key Concepts of Communication and Cultural Studies (1994 :186), O’Sullivan, Fiske et al. définissent les paniques morales comme des « processus où les membres d’une société et d’une culture sont ‘moralement sensibilisées’ aux défis et aux menaces posés à ‘leurs’ valeurs et leur manière de vivre, par les activités de groupes définis comme déviant ». Des processus qui mettraient en valeur « l’importance des médias de masse dans l’offre, l’entretien et la ‘police’ des cadres et définitions disponibles de la déviance, structurant à la fois la sensibilisation du public et les attitudes face aux problèmes sociaux. »

Les auteurs en distinguent trois étapes : 1) l’apparition d’un événement initial significatif bénéficiant de l’attention des médias, 2) la récupération par les entrepreneurs moraux qui en font un symptôme d’un mal plus grand dans la société  et 3) le contrôle social par la présentation d’une ‘solution’ radicale au ‘problème’ ainsi identifié. Le renseignement militant tel qu’offert par WikiLeaks facilite la sensibilisation du public à l’événement déclencheur, d’autant que ce dernier participe, wikimilitantisme oblige, à sa découverte. Ces développements permettent d’envisager :

-          Une augmentation de l’intérêt porté aux causes ainsi défendues
-          Une plus grande impression d’impartialité
-          Un accroissement des réseaux de renseignement humain dans les institutions visées, protégés par l’anonymat et facilités par l’utilisation d’Internet
-          Une émergence du renseignement ‘libre’ (open source)
-          Un triomphe croissant de la transparence radicale
-          Une utilisation accrue de l’intelligence collective

le tout, grâce à des volontaires déterminés et engagés, prêts à risquer leur vie pour des causes auxquelles ils consacrent temps, argent et savoir (technique) et des communautés plus ou moins séduites par celles-ci.

            Cette section utilise le concept de la stigmergie pour comprendre l’interaction entre réseaux sociaux et mouvements sociaux au cœur de l’apparition de cette nouvelle forme de renseignements.

1)  Un processus collectif individualisé

Dans ses travaux sur l’interactionnisme symbolique, Becker s’efforce de rappeler que le collectif est toujours partie de la déviance, que cette dernière est entourée par un réseau social. C’est là l’argument-clé de sa plaidoirie pour une démystification de celle-ci. Il rejoint Sykes et Matza (1957) qui dans leur étude de l’association différenciée sont arrivés à la conclusion que la déviance s’opère au sein des réseaux collectifs, dont la plupart sont non-déviants. De l’autre côté de l’équation morale, les travaux de Zald et McCarty (1979) sur le recrutement différentié permettent d’appliquer la même déconstruction aux mouvements sociaux. Ce faisant, ils réconcilient les approches américaine et européenne des mouvements sociaux – un clivage fondamental dans l’analyse de ceux-ci avec les Européens plus intéressés par les causes de l’éruption des crises dans la société et les Américains se concentrant sur les conditions favorables à la création et le succès de l’action collective – en posant que le pourquoi de la participation aux mouvements sociaux est lié au comment les individus s’alignent sur un mouvement précis.

Snow, Zulder et Ekland Olson (1980) s’en inspirèrent pour proposer une « approche micro-structurelle » des mouvements sociaux et de leurs rapports avec les réseaux sociaux pour étudier leur processus de recrutement, insistant sur l’importance de ces derniers pour comprendre la mobilisation des premiers. Une suggestion qui a été peu suivie par la recherche, ainsi que s’en désole Roger Gould (1991) qui attribue cet état de choses à l’opérationnalisation des effets de réseau comme des effets individuels. Se basant sur une étude des liens créés au sein de la Commune de Paris de 1871, il met en exergue l’importance de l’interaction entre les réseaux organisationnels et les réseaux informels préexistants dans le processus de mobilisation. Il en retire deux propositions principales :

1-      Les étrangers aux mouvements liés à un ou plusieurs membres au moyen de réseaux préexistants ont une plus grande probabilité d’être contacté et recruté
2-      A) Plus les liens à ces réseaux alternatifs seront faibles, plus la disponibilité structurelle à la participation au mouvement sera grande et B) plus la probabilité d’accepter l’invitation de recrutement sera élevée.

Il en conclut que le rôle des effets de réseau ne peut être compris que par l’étude de l’influence conjointe des structures sociales formelles et informelles sur le processus de mobilisation, soit l’analyse de l’interaction entre les militants activistes d’une part et les personnes ainsi recrutées. Chaque participant est considéré comme à la fois simple et complexe, son but étant multiple. Toutefois, c’est la participation commune, en réseau, qui explique le succès, heureux ou malheureux, de chaque mobilisation. Jaspers (2004) préconise l’étude de ces « micro-fondements » de l’action politiques et l’abandon des modèles structurels, possiblement épuisés ces dernières trente années, invitant les chercheurs à prendre la métaphore du « processus politique » au sérieux. Contre la logique des « fenêtres d’opportunité », il propose l’approche processuelle plus susceptible, selon lui, de capter le caractère ouvert des conflits politiques.

Sur la Toile, l’activité (politique) des citoyens se manifeste au sein des processus stigmergiques où chacun, pour des raisons souvent personnelles et individualistes, laisse des traces susceptibles d’aider la communauté à trouver des solutions à ses problèmes. Le Web 2.0, contrairement à l’idée d’une communauté sociale que prévoyaient les promoteurs du World Wide Web (Flichy 2001), favorise l’autoproduction des utilisauteurs. Conséquence de l’individualisation progressive des sociétés contemporaines (Castells 1999, 2002), cette autoproduction résulterait de la croissance du capital culturel, du désir d’être unique et visible, ainsi qu’en attestent les expérimentations actuelles des nouvelles formes de construction de l’identité et la recherche de la réputation et de la notoriété (Allard et Vandenberghe 2003). Toutefois ces nouvelles formes de personnalisation étant intrinsèquement relationnelles, elles donnent lieu à des processus certes individuels mais collectifs, liés par des liens faibles, à l’origine d’interactions indirectes, où les informations proprement personnelles laissées par l’un sont utilisées par un autre et ainsi de suite.

Aguiton et Cardon (2007) se basent sur cette « force des liens faibles » pour étudier la coopération existant sur le Web 2.0 et postuler l’existence de nouveaux modèles d’innovation impulsés par cet écosystème très spécifique, « mélange étrange d’entrepreneurs et de mouvements sociaux ». La plupart des applications du Web 2.0 rappellent-ils sont construits par des gens à la recherche d’outils « cool » qui leur seront d’abord utiles. Ils constatent l’existence d’une forte relation entre la manière dont  ces outils sont conçus et construits et leur appropriation subséquente par les utilisateurs. Le Web 2.0 aurait ainsi réussi à faire coïncider les deux courants majeurs du débat académique sur les utilisateurs du Réseau, en permettant à l’agent utilitaire cherchant à maximiser son intérêt personnel (Gosh 1998) de contribuer à l’action collective et le partage des connaissances (Rheingold 1993). Toutefois ; dans ce nouvel environnement, l’action de chaque utilisateur s’explique par des motivations complexes dont les retombées potentielles pour la communauté ne sont égalées que par leur imprédictibilité.

2)  Des potentialités pas toujours prédictibles mais réelles

En utilisant l’environnement du Web 2.0 pour communiquer avec les autres, les internautes saisissent l’occasion d’utiliser cet espace public comme une « opportunité de  coopérer » (Aguiton et Cardon 2007), renforcée par son caractère rhétorique (voir I.II - B - supra). Ces pratiques collaboratrices post-action  résultent des actions de la « classe créative » qui joue le rôle d’éclaireurs pour le reste de la communauté. Les autres, sur la foi de leur réaction à un sujet donné, s’engagent à leur tour sur le chemin ainsi tracé, le renforçant mutuellement. Les analyses de la participation sur le Web (Whittaker et al. 1998, Hill et al. 1992) montrent une inégalité constante de cette dernière, avec 90% des utilisateurs qui se contentent de suivre les débats, 9% qui y contribuent un peu et 1% qui effectue la quasi-totalité de l’action (Nielsen 2006).
Toutefois, tout comme dans le cas de la stigmergie observée chez les animaux sociaux, les traces laissées s’évaporent avec le temps, réduisant leur attractivité. Plus les utilisateurs tardent à suivre la piste laissée par les autres, moins elle sera utilisée … jusqu’à ce qu’elle soit oubliée de la communauté. Cette « évaporation »  des traces peut toutefois être salutaire puisqu’elle permet de trouver des chemins plus courts et/ou de meilleures ressources que les précédents – c’est ainsi que par une application de l’optimisation combinatoriale (ou problème du sac à dos), les fourmis préfèreront une petite goutte de miel au sucre plus abondant mais moins nutritif. Pour les entrepreneurs moraux, cette recherche de l’optimisation se traduit par une compétition politique (Becker 1973) où leur succès dépend de leur capacité à être attractifs.

Réagissant récemment à un article de Jeff Jacoby du Boston Globe (Camilien 2010), nous avons mis insisté sur la pertinence continue de l’observation de Marshall McLuhan  selon laquelle « the medium is the message ». Intitulé « Medium isn’t the message », l’article publié le 24 avril 2010, lie la relative obscurité dans laquelle se trouve les dissidents démocratiques d’aujourd’hui par rapport à leur collègue de l’ère soviétique aux difficultés que les premiers auraient à se faire entendre sur (à cause de) Internet. M. Jacoby y soutient que le Réseau réduit le message, avant de rappeler que «  dans la lutte pour la liberté, c’est le message qui est le plus important ». En laissant de côté, la similitude du message dans les deux cas et donc le caractère fallacieux de l’argument développé, c’est surtout le mépris affiché par l’auteur pour Twitter – qu’il oppose au samizdat – qui nous a interpellés. Comme nous nous étonnions des raisons l’ayant poussé à saluer une littérature autoéditée, autocensurée et auto-distribuée pour en rejeter une autre, nous sommes arrivées à la conclusion que la démonstration offerte par le journaliste du Globe prouve, en définitive, la sagacité de l’appréhension des médias par Mcluhan.

Dans Understanding Media (1994), M. Mcluhan décrit le « contenu » comme un beau morceau de viande utilisé par le voleur pour distraire le chien de garde de l’esprit, c’est-à-dire que, en nous concentrant sur ce qui est évident, nous laissons les changements structurels de notre monde nous échapper. Ou, mieux, ainsi que l’explique le Professeur Castells (2005), « la matérialité de l’organisation du processus de communication change fondamentalement la façon dont le message sera reçu. » Aussi, est-il d’une importance capitale que les entrepreneurs moraux apprennent à penser de façon multimodale, afin d’utiliser les potentialités du Réseau au mieux de ses capacités. C’est ainsi que  pour utiliser Twitter, un militant activiste doit arriver à exprimer un message en moins de cent quarante mots, quitte à y joindre un lien vers un texte plus argumenté sur son blog, sa page Facebook ou tout autre site dédié.

C’est ici que les recommandations de Jacob Nielsen (2006) sur l’augmentation de la participation sur le Réseau prennent tout leur sens :

1-      Faciliter la contribution des utilisateurs, en utilisant par exemple un système de gradation des produits et des commentaires, comme c’est le cas sur Youtube ou sur Facebook ;
2-      Faire de la participation un effet secondaire, le fameux « read wear » de Hill (1992), en adoptant le modèle des « recommandations » des livres sur le site Amazon.com où les achats d’un utilisateur sont utilisés pour guider les autres ;
3-      Editer et non pas créer, en laissant les utilisateurs construire leurs contributions en modifiant des modèles existants ;
4-      Récompenser – mais pas trop – les participants, afin de motiver ceux qui font une utilisation moins intense du réseau et ainsi élargir la base des participants ;
5-      Promouvoir les contributeurs de qualité, sur le modèle des sites du groupe de publication en ligne Gawker Media, afin d’éviter que les commentaires des hyperactifs n’enterrent d’autres, importants, mais moins répétés. Nielsen recommande de mettre en relief, les meilleures contributions et les celles des utilisateurs qui ont déjà prouvé leur valeur grâce à un classement par réputation.

Ces actions correctives devraient aider la classe créative à orienter effectivement le consumtariat vers le chemin préféré, réduisant considérablement l’imprédictibilité de la défense d’une cause sur Internet. De ces multiples hiérarchies horizontales émergent une hétérarchie dense où les niveaux les plus élevés influencent les niveaux les plus bas et vice-versa, rendant le réseau plus dense et non-hiérarchique (Wilson et Hölldobler 1988, Camazine et al. 2003) et facilitant la communication entre les uns et les autres au moyen de la stigmergie.

3)  Hétérarchie dense et stigmergie

Le processus est ainsi schématisé par Johann Dréo (Nojhan), chercheur en intelligence artificielle du Département Recherche et Technologie du groupe Thalès, et « utilisauteur » de Wikipedia[1] :

Figure 5 : Choix du plus court chemin par une colonie de fourmis
1) la première fourmi trouve la source de nourriture (F), via un chemin quelconque (a), puis revient au nid (N) en laissant derrière elle une piste de phéromone (b).
2) les fourmis empruntent indifféremment les 4 chemins possibles, mais le renforcement de la piste rend plus attractif le chemin le plus court.
3) les fourmis empruntent le chemin le plus court, les portions longues des autres chemins voient la piste de phéromones s'évaporer (Nojhan 2006)
Ce système d’interaction rétroactive permet l’apparition de ces propriétés émergentes des réseaux que n’aurait pas permis l’analyse des activités de chaque acteur pris séparément (Gould 1999, Camazine et al., 2003). Il implique une organisation décentralisée puisque « le plus haut niveau de l’hétérarchie est constituée par l’ensemble des membres et non d’un ensemble de ‘patrons’ dirigeant les compagnons du nid ». (Wilson et Hölldobler 1988 :67).
L’Affaire Trafigura exemplifie le défi posé aux centres du pouvoir, par cette capacité auto-organisatrice du Réseau, lorsqu’elle est instrumentalisée par l’activité cybermilitante au sein de l’auto-communication de masse. En faisant lever la super-injonction sur les conditions de l’entente entre Trafigura et les victimes ivoiriennes des déchets toxiques du Probo Koala, les internautes ont fait plus que se mobiliser pour la liberté d’expression ; ils ont découvert pour le reste de la communauté l’existence du « tourisme de la diffamation »  et mis en exergue  le danger d’un système qui pourrait forcer des « historiens à éviter les sujets controversés dans l’avenir par crainte d’être poursuivis en justice » (Bell 2008). Ici, les remarques de M. Assange sur la nécessité de  « préserver les archives intellectuelles de la civilisation » prennent tout leur sens, avec la communauté globale, utilisant Internet comme une sphère où la critique s'exerce contre le pouvoir classique pour réclamer l’espace public réglementé par le haut et s’engager dans un débat sur les lois et les normes régissant la société (Habermas [1989] 1962).

L’éditeur de WikiLeaks nous a confirmé que la wikification du renseignement militant visait justement à utiliser la capacité auto-organisatrice d’Internet pour faire pression sur les gouvernements et les entreprises. Quoiqu’un peu déçu par le timide succès de cet aspect précis du projet, M. Assange, qui attribue celui-ci au fait que les autres expériences wiki – telle Wikipedia – invitent les participants à partager leurs connaissances et non à en créer de nouvelles, continue de croire dans les potentialités de la stigmergie du Réseau. Avec quelque raison, puisque l’attention accordée aux wikifuites célèbres comme celles de Collateral Murder dans la noosphère s’est traduite par des visites accrues du site[2] et une plus grande activité sur le chat sécurisé, notamment avec les efforts de traduction du site Collateralmurder.com créé pour l’occasion.  
Authentifiée par  le Secrétaire d’Etat à la Défense, M. Robert Gates, la vidéo a prouvé encore une fois la capacité de WikiLeaks à embarrasser les puissants (Aftergood 2010). Jugeant, la wikifuite « malheureuse », « dure à regarder » et « irresponsable », M. Gates – qui insiste que la vidéo « ne raconte pas toute l’histoire » - parie toutefois que celle-ci ne devrait pas avoir d’effet durable. Au 31 mai 2010, après avoir été visionnée 7 714 634 fois, partagée 36 875 fois sur Facebook,  fait l’objet de 1 805 blogs, 3 865 tweets  et 77 301 commentaires et d’articles sur WikiNews, Wikipedia et Wikisource, la vidéo semble désormais être une histoire ancienne (Unrulymedia.org 2010). Au contraire des événements d’Abu Grahib, elle ne semble avoir eu d’autres effets sur le gouvernement américain que la publication le même jour de deux rapports d’enquête sur l’incident de l’été 2007.

La situation rappelle celle, différente, de la fameuse photo du général Nguyen Ngoc Loan tirant une balle dans la tête d’un vietnamien en civil. Réagissant sur l’œuvre qui lui a valu un Pullitzer en 1969, le photographe de presse Eddie Adams (1998) insiste pour rappeller que, même sans manipulation, les images peuvent être trompeuses, qu’elles sont des demi-vérités et ne disent pas toute l’histoire, regrettant ouvertement l’impact de sa photo et ce qu’elle a coûté au général Loan. En dépit de la réticence de son auteur, la célèbre photographie est pourtant devenue LE symbole de la lutte contre la guerre au Vietnam. A l’opposé, WikiLeaks, qui a fait le choix délibéré de présenter les frappes aériennes du 12 juillet 2007 comme autant d’arguments contre la guerre, n’hésitant pas à les qualifier de meurtre, ne semble n’avoir réussi qu’à créer une  controverse sur son parti pris et la personnalité de M. Assange, les réactions d’outrage aux horreurs de la guerre et l’embarras de l’administration américaine exceptée.

Il est possible que ce succès relatif soit attribuable au fait que l’arrivée de Collateral Murder s’est faite à une époque où les sentiments anti-guerre occupent une place secondaire dans un monde encore secoué par la crise financière. Le fait que le site ait encore été en mode « levée de fonds » et donc privé de ses outils wiki n’a sans doute pas aidé non plus. Toutefois, il semblerait surtout que le site de whistleblowing ait parié sur la mauvaise panique morale, oubliant quelque peu l’importance de la définition commune des causes défendues dans ce genre d’entreprise. L’interface du site ressemblait alors beaucoup plus à celle d’une « agence à scoops » qu’à « l’entrepôt de documents sensibles » des débuts et ne paraissait guère plus destiné à « l’enquête politique et journalistique par les citoyens » dont celui-ci s’était pourtant proclamé l’inventeur.
De nombreux commentaires laissés sur les blogs et les sites de réseaux sociaux trahirent la crainte d’une éventuelle transformation du site qui exclurait les internautes du choix des documents les plus dignes d’attention et que WikiLeaks devienne une agence de presse de plus. Alors que d’autres se sont surtout plaints de ce qu’ils ont compris comme un abandon par WikiLeaks de son impartialité. Ces deux commentaires sur Metafiliter, un blog communautaire où les utilisateurs partagent et discutent leurs découvertes sur le web, sont caractéristiques :

[T]here is the absolute power of Wikileaks to 'kill' any story. Only Assange knows how many stories he has killed. Note he has not published a single story about the many media organizations listed as supporters on the Wikileaks website.

Wikileaks would be so much more credible if it was a bit more transparent. Even as its campaigns for the rest of the world to be more transparent.

Wikileaks.org, utilisant la confiance comme un centre de gravité (US Army 2008), il ne peut évidemment se permettre d’entretenir ce genre de perception du public. Une erreur dont ses membres se sont apparemment très vite rendu compte, puisqu’ils auront vite fait de changer leur histoire du « meurtre collatéral » de douze civils dont deux journalistes dont les caméras ont été prises pour des lance-grenades à celle d’une tentative de dissimulation de la vérité sur la guerre en Irak par l’armée américaine.  En témoignent ces deux tweets, publiés le 5 avril 2010 à 8 :35 PM et le 6 avril à 7 :20 AM, respectivement :

Lots of people avoiding talking murderous attack on the van/wounded; strawmanning camera/rpg confusion as the issue.

The focus on the Iraq massacre response should be the cover-up and the van/missile attack.

Ceci dit, il existe, nous l’avons vu, des documents officiels de l’armée américaine visant sinon à détruire, du moins à marginaliser et à décourager WikiLeaks. Sa mission de publication de documents sensibles est intrinsèquement disruptive pour le statu quo. Qu’il s’agisse des opérations douteuses de la banque Kaupthing, des détournements de fonds de la famille d’Arap moi ou des courriels du « climategate », les wikifuites influent sur la perception du public des questions du jour. Le succès de la campagne de levée de fonds suite à la publication de Collateral Murder a été sans précédent dans l’histoire du site web qui, deux jours plus tard, publiait ce tweet :

Raised >$150K in donations since Mon. New funding model for journalism: try doing it for a change.

Mieux, la page Twitter du site a vu tripler son nombre d’abonnés ; la vidéo était au lendemain de sa publication l’histoire la plus populaire en Europe, selon le site de la BBC, alors que les entrevues télévisées de M. Assange se multipliaient sur les chaînes de télévision, de Fox News à Al Jazeera, en passant par le Colbert Report, émission de nouvelles satiriques de la chaîne câblée américaine Comedy Central. Reprise par des médias du monde entier, en allemand, en anglais, en arabe, en espagnol, en français, en russe ou encore en italien, cette histoire a conféré à WikiLeaks une notoriété en et hors ligne qui ne peut que faciliter les processus de stigmergie espérés par son personnel, maintenant que l’existence et le lieu des ressources à atteindre sont mieux connus.

Toutefois, au-delà de l’action de WikiLeaks, ou du cybermilitantisme en général, ce qui fascine ici, c’est l’utilisation du cyberespace comme un espace public où échanger des informations, (re)créer le savoir et construire la déviance des puissants par la transgression collective. En remettant en cause les centres classiques du pouvoir, responsables traditionnels du contrôle de la déviance, le wikimilitantisme semble s’installer dans une contestation ambitieuse du système social. Soutenue par la méfiance générale résultant du double déficit démocratique, il pourrait durablement changer les relations de pouvoir au sein de la société et achever, grâce au Réseau, la mutation de nos sociétés vers l’organisation réticulaire (Castells 2002).


[1] Un résumé de sa thèse, par ailleurs très intéressante, sur l’« Adaptation de la métaheuristique des colonies de fourmis pour l’optimisation difficile en variables continues. Application en génie biologique et médical » (2004) est disponible sur son site web personnel au http://www.nojhan.net/pro/spip.php?article10. Dernière consultation : 31 mai 2010.
[2] Alexa et  Quantcast, dont les estimations restent peu fiables du fait du caractère anonyme du site, ont vu les fréquentations du site multipliées par dix, au cours de la semaine suivant la publication de la vidéo, de même qu’une augmentation constante du nombre de visiteurs après chaque grande wikifuite.

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